(Dany Cohn-Bendit
in Nous l'avons tant aimée la révolution,
éditions Bernard Barrault 1986
cette soif jamais ressentie
tant que j'aurai soif de musique soif de justice soif
de lutte soif de vie
je ne pourrai pas m'installer dans un bonheur tranquille
confortable et stable
j'aime trop les gens qui vivent et qui luttent parce
qu'ils croient en la vie en la leur en celle des autres
et je les aiderai dans la mesure de mes possibilités
avec mes petits moyens qui sont grands
telle est mon éthique
et ma mystique
la soif
un amour immense
qui m'emplit le coeur et le ventre
paris café le ramsès
21 décembre 68
trois jours de folie début juin à la sorbonne
libre
brice 1 coup de foudre
michel 2 ne rentrait plus rue
visconti j'avais beau me foutre de lui je commençais à
en avoir marre d'être toujours seule
j'étais à la trésorerie depuis quatre
cinq jours je commençais à connaître les
gens du moins à les repérer
il y avait philippe toujours avec michel au comité
d'occupation françois 3 le gros
trésorier barbu très très sympathique et
puis d'autres armand 3bis très
sérieux jean-claude 4 aussi sérieux
ce soir-là juste avant
la pentecôte brice est venu
manifestant blond feutré
surgi dans la cage de verre de la trésorerie comptabilité
générale de la sorbonne occupée
son drapeau rouge à la main
traînant les pieds
comment ça a été
triste très triste cette manif
montparnasse austerlitz
je peux te laisser mon drapeau
oui bien sûr je vais le garder précieusement
je tricotais un gilet jaune à torsades commencé
le trois mai
j'ai dû le terminer le trois juin
je transportais mon tricot dans un sac fauchon 6
pas révolutionnaire du tout
brice et son sourire en coin
c'était le petit prince surgi de la nuit
l'écharpe nonchalante autour du cou
la démarche différente
brice le genre de gosse qu'on rêverait d'avoir
brice et ses boucles blondes un peu longues
la voix à fleur de brume terriblement insinuante
tendre verseau séraphique qui se coulait entre
mes bras comme un oiseau
vers minuit françois est venu le chercher
je suis restée seule j'avais sommeil je n'étais
pas dérangée
en fait il était rare d'être dérangée
la nuit à la trésorerie dans la journée
c'était la folie
et alain est venu me tenir compagnie nous avons sommeillé
l'un à côté de l'autre
appuyés contre le bureau la tête sur les bras je
lui savais gré de ne pas me toucher
j'étais encore toute vibrante des caresses de brice j'aimais
bien alain
et puis nés le même jour même à quatre
ans d'intervalle nous étions d'un même monde d'un
même pays
c'est michel je crois ou peut-être philippe qui
est venu le chercher
la nuit s'allongeait dans ce calme vibrant de la sorbonne
des pas feutrés sont revenus
j'ai ouvert la porte à brice
c'est gentil de venir me tenir compagnie
je ne tricotais plus
je lui ai ouvert mes bras
j'étais perdue de désir
caresses féroces
j'avais envie qu'il soit heureux jusqu'à plus soif
il s'est endormi la tête sur mes genoux entre mes cuisses
je n'osais pas bouger
le jour lentement derrière les vitres
alain était venu nous parler rapidement était
reparti
j'étais folle de désir
c'était le matin j'avais faim
nous sommes sortis matin de pentecôte soleil clair
sur la chapelle
dans la cour d'honneur on balayait les tracts sur les
pavés
brice m'a conduite rue visconti nous avons déjeuné
je n'avais jamais remarqué avant ce matin que
le soleil éclairait l'atelier à cette heure-là
et puis nous avons fait l'amour
mais nous étions tous deux tellement fatigués
je n'avais pas dormi depuis deux nuits
il semblait qu'on n'avait pas le droit de s'arrêter
à tout moment il pouvait arriver quelque chose
j'avais reproché la veille à philippe et
michel de ne pas assez dormir
quand on n'avait pas besoin d'eux ils passaient des heures
la nuit à discuter à rêver d'action
je leur disais quand il se passera quelque chose d'important
car nous craignions sans cesse l'arrivée des crs dans
la sorbonne
eh ben vous dormirez bien sagement comme des bébés
mais ils ne pouvaient s'arrêter et moi j'allais
faire comme eux
michel ne rentrait plus à la maison j'ai dit à
brice
si tu veux rester dormir ici tu peux moi je dois retourner à
la trésorerie
mais il a refusé il n'habitait pas loin il allait
rentrer dormir chez lui
il m'a raccompagnée à la sorbonne
il m'a dit au revoir j'ai dit au revoir
mais je savais que je ne chercherais pas à le revoir confusément
sans me l'expliquer
il ne fallait pas c'était tout
la sorbonne s'éveillait dans ce clair dimanche
matin de pentecôte
depuis hier les gens pouvaient avoir de l'essence
peut-être y aurait-il moins de monde que les autres dimanches
moins de touristes
mais la trésorerie était calme jusqu'à
dix heures à peu près
puis venaient les quêteurs plus ou moins sérieux
il s'agissait de bien discerner
j'avoue n'avoir jamais compris ce qui poussait les quêteurs
à quêter
moi il aurait fallu me payer pour faire la quête
c'est ce que la plupart devaient penser et ils se payaient
eux-mêmes
on avait eu le tort de ne pas mettre en circulation dès
le début des trucs plombés
j'imagine que ça aurait découragé
pas mal de bonnes volontés
ce matin-là alain est venu m'aider en principe
il fallait toujours être deux à la trésorerie
ce qui était normal
mais les matins je restais souvent seule après
des nuits entières de veille parce que les gens ne se
réveillaient pas assez tôt
alain s'en va fatigué dormir
je tricote
un gars de l'infirmerie vient
me masse les pieds mais il en voudrait plus et il m'embête
comme j'en ai marre je vais
au comité d'occupation où alexandra complètement
hystérique comme d'habitude parle avec emmanuel qui lui
a amené un type à lunettes aux yeux fatigués
alexandra raconte que rtl a téléphoné
pour dire que fanon 7 demandait asile
à la sorbonne
tout à coup alexandra demande
fanon mais qui c'est fanon où il est
et fanon soulève ses lunettes
emmanuel très emphatique mais c'est lui
ça faisait une demi-heure qu'alexandra lui parlait
mais avec sa manie de gueuler d'abord et de comprendre ensuite
moi je l'avais reconnu tout de suite
puis arrive jackie le petit jackie qui avait dit en constatant
qu'il y avait une jolie fille à la trésorerie qu'il
allait venir souvent lui qui en entendant le nom de fanon demande
fanon frantz fanon8
jackie le petit jcr9 bien consciencieux
et bien style discipliné
je lui explique qu'un type m'embête et il m'accompagne
à la trésorerie
le type est en train de distribuer des cartes de quêteur
je suis brusquement furieuse forte de la présence
de jackie
je gueule j'en suis la première étonnée
d'ailleurs le type n'insiste pas longtemps
c'est comme ça on veut rendre service et voilà
comme on vous remercie
et il s'en va
jacques n'a rien dit il trouve que j'ai très bien
agi seule
il reste avec moi
après on sera embêtés par un type
de la cuisine qui est déjà venu râler plusieurs
fois
et qui demande toujours à voir les cahiers de comptes
non en fait il est de l'équipe du nettoyage et
on ne sait pourquoi il s'est mis en tête de vérifier
les comptes de la cuisine et partant les compte généraux
de la sorbonne ce matin-là il nous apporte un tract avec
un projet de restaurant de la sorbonne libre
et puis il me demande les comptes du matin
ils sont peu nombreux je fais même l'effort de
lui marquer noir sur blanc sur une feuille les recettes et les
dépenses
ça tombe juste
je suis exténuée droguée de nervosité
jackie s'en va appelé à l'occupation par
philippe et michel
la matinée passe et françois n'arrive toujours
pas
il est midi il n'est pas là
emmanuel du crac 5 m'a proposé
de me remplacer si j'en avais vraiment marre
il est gentil emmanuel je reste quelques minutes avec
lui histoire de le mettre au courant et ne pas le lâcher
trop vite
au comité d'occupation j'apprends que michel a
décidé de rentrer rue visconti dormir et philippe
aussi j'ai de la chance que brice ait refusé de rester
là-bas ce matin
ils s'en vont
moi j'attends jackie à qui j'ai proposé
de venir prendre une douche à la maison
je l'attends assez longtemps je ne sais plus je suis
trop fatiguée maintenant
nous descendons vers les caves à la réserve
de médicaments
c'est vrai qu'ils toussent tous beaucoup ces petits révolutionnaires
brice cette nuit brice avec son écharpe de petit prince
et michel aussi michel si peu que je le vois j'ai remarqué
sa toux
les deux toubibs sont en train de bouffer et bien me
semble-t-il
finalement après pas mal de tours encore dans
la sorbonne on s'en va
jackie me donne la mais ça m'ennuie ça
m'ennuie pas je voudrais dormir
philippe et michel sont là-bas
michel déjà couché dans son petit
lit de camp révolutionnaire à la guevara
philippe prend sa douche
j'offre du jus d'orange
si je comprends bien je vais devoir dormir avec philippe
dans le lit de la chambre à côté
je ne sais même pas si ça me gène
après tout c'est michel qui l'a voulu
il me fallait attendre que jackie prenne sa douche et
puis qu'il me tienne compagnie dans la cuisine en buvant du thé
et puis qu'enfin il parte pour pouvoir moi aussi me laver et
me coucher
anne-marie10
aussi est là
michel dort à côté
ou il fait semblant
philippe aussi
je me couche ivre de fatigue et tout de suite c'est un
enchevêtrement un ballet de caresses une esquisse de jambes
de mains je pense naïvement croyant philippe endormi tiens
c'est agréable de dormir avec lui
mais philippe ne dormait pas
et je ne pouvais dormir
cette soif jamais ressentie
et à quelques centimètres de michel nous
avons fait l'amour
et à quelques heures de brice j'ai accepté
le contact d'un autre
puissant philippe puissant
dommage seulement que je ne l'ai pas choisi qu'il ne
m'ait pas choisie
mais qu'importe tout à l'heure demain j'aurai
oublié autant le faire avec humour
ou ce sera un autre
ou peut-être michel
qui ne doit pas dormir
c'est pas possible
mais il ne dira rien
moi en tout cas je ne peux pas dormir ni même me
reposer
alors je me relève et me mets à coudre
faut dire que j'ai dû coudre deux ou trois mini-robes
pendant cette période plus trois ou quatre caleçons
à grosses fleurs pour michel et un de ses frères
cet après-midi-là je finis une robe ultra
courte et ultra décolletée à carreaux rouges
et blancs et comme ça je vais acheter de la bouffe dans
le quartier
quand je rentre michel se réveille me regarde
comme s'il ne m'avait jamais vue
ne dit rien
ann'yvonne et anne-marie arrivent des beaux-arts où
elles ont tiré des affiches 5
on finit par réveiller philippe
il est six heures et demi il parait qu'ils doivent être
à la sorbonne à sept heures
on bouffe ensemble on rit beaucoup anne-marie est en
forme son humour caustique a été aiguisé
je lui renvoie la balle
puis je reste seule rue visconti
j'irai plus tard à la sorbonne vers neuf dix heures
mais rentrerai dormir ici
michel avait insisté pour que je me repose
disant que j'étais utile mais pas indispensable
c'était une de ses phrases favorites que les cimetières
étaient peuplés de gens qui s'étaient crus
indispensables
j'avais insisté pour qu'anne-marie et ann'yvonne
rentrent dormir avec moi
folie de ces quelques jours où on ne pouvait rester
seul
être avec les autres
se sentir de quelque part
action remède à l'angoisse
philippe était remonté chercher un bouquin
il m'avait dit à tout-à-l'heure peut-être
à la sorbonne
oui à tout-à-l'heure peut-être
c'était comme avec brice je ne chercherai pas
à le revoir
philippe appréciera d'ailleurs plus tard alors
que nous étions les meilleurs amis du monde il dira à
quelques uns
avec marie-hélène c'est bien le lendemain elle
vous fout la paix
c'était peut-être ça l'émancipation
féminine
un peu triste aussi
mais à l'époque rien n'était triste
j'avais un formidable appétit de vie
je ne cherchais pas les autres je les trouvais
et ce qui était merveilleux c'était de
nous aimer
outre les dissensions politiques qui ne faisaient alors
que m'effleurer à l'abri de ma cage de verre
en fait ce soir-là je n'allais pas à la
trésorerie mais incapable de me reposer je restais lire
jusqu'au retour d'ann'yvonne et anne-marie qui passaient leur
temps à voir des films un peu partout
anne-marie faisait partie de la commission cinéma
au 16 rue de la sorbonne et ma soeur la suivait assez souvent
cette nuit-là nous n'avons pas pu vraiment dormir
vers cinq heures du matin michel rentre accompagné
de philippe et alain
alors qu'ils avaient dit ne pas rentrer
ma soeur râle parce qu'elle aurait pu aller dormir
calmement chez elle au pot de fer
et ça l'embête de se lever maintenant
anne-marie râle parce qu'elle ne veut pas céder
son lit par principe
elle a des principes soudain en cette période
anne-marie
michel et philippe râlent parce que les chaussettes
d'alain sentent trop fort
alain ne râle pas il se couche par terre tranquillement
je ne râle pas je me lève très stylée
oui oui on peut me réveiller à n'importe qu'elle
heure du jour et de la nuit je suis toujours immédiatement
lucide disponible souriante prête à faire du chocolat
chaud
c'est michel qui m'a dressée et philippe lui reprochera
son impérialisme comme de me demander de repasser sa combinaison
blanche de plâtrier pour aller manifester
donc je me lève et vais sortir
alain se lève aussi et sort avec moi
ces petits matins sur le quartier matins gris bleu
les cafés
le mandarin d'abord à l'angle de la rue de seine
où nous petitdéjeunons en écoutant julie
driscoll et les beatles jusqu'à l'heure de fermeture
puis nous émigrons vers le royal odéon
jus d'orange je somnole alain est fou de vie il parle encore
où trouve-t-il la force pourtant ça doit faire
longtemps lui qu'il n'a pas dormi une nuit entière dans
un vrai lit
si il a raconté qu'il avait été
invité un soir par une journaliste de je ne sais quel
canard et qu'il avait bien mangé et tout et qu'au moment
de se coucher ben il s'était endormi et que le lendemain
il était parti très honteux après le petit
déjeuner
finalement nous rentrons je ne tiens plus debout
michel est dans son petit lit de camp et anne-marie avec
philippe à côté ma soeur est rentrée
chez elle
je m'affale sur le lit de camp aux pieds de michel qui
prend verbalement conscience de mon existence
tu es fatigué petit
tiens tiens
et alain en pleine forme lui
elle ne tient plus debout il faut qu'elle se couche
je suis bordée dans le petit lit de camp c'est
très agréable cette sollicitude de leur part
et je sombre
quand je me réveille ils ont tous disparu
reste anne-marie
je me fais jolie avant de repartir à la sorbonne
j'en ai marre d'être en pantalon
la nuit c'est plus pratique parce que c'est assez dégueulasse
la sorbonne
j'ai beau balayé la trésorerie il reste
toujours autant de papier et de crasse
à croire que cette crasse les gens la trimballent
avec eux et la déposent à mes pieds
enfin anne-marie me trouve jolie c'est l'essentiel je
suis contre physiquement moralement contre ce type traditionnel
de la militante laide et hystérique mal habillée
systématiquement
je mets un point d'honneur à être maquillée
et habillée proprement au moins
pour donner une idée moins effrayante de la révolution
que ce soit une éthique et une esthétique
une joie de vivre
quelque chose de beau
quelque chose à souhaiter
à gagner
je ne reste pas très longtemps à la sorbonne
j'ai promis à françois de revenir dans
la soirée mais pour l'instant on n'a pas besoin de moi