B - CE QU'EN PENSENT LES TIBÉTAINS
Après l'immolation, je reste encore une semaine à
Delhi. Par les communiqués du T.Y.C., les entretiens avec les
tibétains sur place, développons leur
pensée.
1) Le T.Y.C. : "a martyr is born to inspire us all ".
Dans le communiqué du 29 avril ,Tseten Norbu, au nom du
T.Y.C., rend hommage à l'acte de Thupten Ngodup. Il
déclare en effet :
"Nous saluons l'inébranlable courage de Thupten Ngodup ; () Un
martyr est né pour tous nous inspirer. Dans la mort, il a
honoré notre existence. Il a montré au monde que si les
tibétains ne peuvent vivre avec honneur, ils peuvent mourir
avec dignité. Son acte a défié la conscience du
monde et ses dirigeants. "
Thupten Ngodup a réalisé en un instant, ce vers quoi
les six grévistes se destinaient : la mort. Cette mort n'est
pas naturelle, mais volontaire pour une cause politique,
libérer son pays, d'où l'appellation de martyr.
Tseten Norbu va jusqu'à le présenter en modèle
pour le peuple tibétain (nous inspirer). Modèle, en
quel sens ? N'y aurait-il pas un risque de fanatisme suicidaire ?
Peut-être faut-il davantage y voir un modèle de foi, non
des actes?
Tseten Norbu appelle à une prise de conscience du monde
entier, sachant utiliser le mot juste :
" () Le peuple tibétain a envoyé un message clair au
monde : qu'il était prêt à se sacrifier pour la
cause d'un Tibet libre et indépendant. Si l'attitude
d'indifférence et de manque de soutien à l'égard
du Tibet continue, beaucoup de sang coulera encore dans les prochains
jours. Nous espérons que la conscience du monde libre
réagisse bientôt et sauve le Tibet et son peuple de
l'occupation chinoise. "
Il ose prévenir, ou menacer, l'O.N.U., en utilisant le mot
"sang", puisque comme les tibétains en ont conscience,
personne ne réagit tant que ce sang ne coule pas.
Il termine le communiqué par ces phrases :
"Le peuple tibétain se battra jusqu'à la
dernière goutte de sang. Les tibétains de cette
génération créeront un nouvel épisode de
l'histoire moderne du Tibet, un nouvel épisode
appelé : FREE TIBET. "
Déjà, les responsables du T.Y.C. nomment cette
grève de la faim : jusqu'à la mort. Ils ne la disent
pas illimitée. Leur but est d'interpeller, de provoquer une
réaction, une prise de conscience. Aussi appelé leur
mouvement : jusqu'à la mort a davantage d'impact. Ces
propos veulent montrer leur détermination. Tseten Norbu semble
vouloir être pris au sérieux, et montrer que les
tibétains en révolte ne plaisantent pas. Il emploie
pour cela un vocabulaire violent (sang) pour faire réagir
l'opinion internationale et l'O.N.U..
En outre dès le lendemain, des tee-shirts à l'effigie
de Thupten Ngodup, avec l'inscription &laqno; A tribute to martyr.
Thupten Ngodup we are with you. » sont
imprimés. Tous les tibétains venus soutenir la
grève à Jantar Mantar les portent. Certains d'entre
eux, le visage tendu, ont des propos très virulents,
m'affirmant que : "ce n'est que le début...".
Tseten Norbu rappelle (toujours dans ce communiqué) qu'avant
tout :
"Nous, le peuple tibétain, avons besoin d'une réponse.
Après tout ça, combien de temps devrons-nous attendre,
attendre et attendre ?".
Le 6 mai, je suis de retour à Dharamsala, pendant un mois.
Là, je rencontre un moine, une nonne du Tibetan Women's
Association, un représentant du gouvernement en exil, ainsi
que de nombreux jeunes. Tous affirment fièrement soutenir le
mouvement de grève de la faim, et admirent le sacrifice de
Thupten Ngodup.
Ecoutons-les...
2) Pour la communauté tibétaine : un "acte
non-violent"
Selon la voie bouddhiste, cette grève de la faim
jusqu'à la mort, et l'immolation sont des actes de violence,
comme nous le développerons plus loin. Les tibétains
sont bouddhistes. Partagent-t-ils néanmoins l'opinion du
dalaï-lama ?
Phurbu Dorjee, de la Cour Suprême de Justice du
Gouvernement en Exil, participe à un jeûne de soutien de
cinq jours à Raj Ghat (Delhi), où je le rencontre.
Quelques semaines plus tard, il me reçoit dans son bureau
à Dharamsala, où il m'explique que selon lui :
"Cette grève de la faim est totalement non-violente ; en
accord avec l'esprit de Mahatma Gandhi."
Il en est de même pour l'immolation de Thupten Ngodup, car
précise t-il, " sa motivation est claire et pure : pour la
paix, pour le peuple tibétain. " Phurbu Dorjee exprime qu'il
est "très triste " de l'immolation de Thupten Ngodup, mais que
cela montre "son extrême détermination " à aller
jusqu'au bout de ses idéaux, par l'action. À la venue
des policiers, qui ont mis fin au mouvement, Thupten n'aurait
pas accepté cet échec.
Tenzin Tselha, une nonne, membre de l'association des femmes
tibétaines (Tibetan Women's Association), que je rencontre
à Dharamsala, manifeste elle aussi, son admiration. Même
en tant que nonne, c'est l'action humaine, vraie et juste, qu'elle
ressent, davantage qu'un acte violent. Elle dit en souriant :
"J'apprécie. C'est très bien. (...) C'est notre
responsabilité de les soutenir. "
Elle termine l'entretien d'une voie calme :
"Le peuple tibétain est dans (lutte pour) la
vérité. Les gens devraient venir vers la
vérité. Ils devraient donc venir aider notre cause.
"
Namgyal, que j'ai rencontré au Community Center (centre
communautaire), où se retrouvent les jeunes de Dharamsala, a
également participé au jeûne de cinq jours,
durant la semaine suivant l'immolation. Il voit, lui aussi, cet acte
comme étant "non-violent ".Manifestant son respect pour le
dalaï-lama, il comprend que d'un point de vue bouddhiste, c'est
violent. Mais pour lui, se tuer soi-même ne l'est pas. Pourtant
plus tard, il avoue :
"Nous avons un peu de violence... Mais, sans violence, c'est
très difficile d'obtenir la liberté."
On dirait qu'il ne veulent pas qualifier de tels actes de
"violents" en raison de la connotation péjorative qui s'y
attache. Le bouddhisme, reposant sur la maîtrise des
émotions, ne peut cautionner la violence. Or par la
définition occidentale, qui rejoint d'ailleurs la vue
bouddhiste, le mot "violence" vient du latin "violentia", et signifie
"abus de la force". ces actes sont effectivement violents au sens
physique du terme, sans prendre en compte l'aspect qualitatif.
Partant du fait qu'ils soutiennent et admirent les grévistes
et Thupten Ngodup, Ils préfèrent refuser d'y voir de la
violence, contredisant la vision du dalaï-lama ; plutôt
que d'accepter cette violence et d'être en opposition par
conséquent avec le bouddhisme dans son essence même.
Phurbu Dorjee ajoute qu'il "respecte les personnes qui meurent pour
des causes justes". Il respecte tout ce qui est fait pour la cause
tibétaine, tant que cela se passe dans un esprit de
non-violence à autrui. Il précise que, même si
les tibétains sont bouddhistes, "il est parfois difficile de
contrôler ces émotions, comme savent le faire Gandhi ou
le dalaï-lama. " Depuis l'invasion du Tibet par la Chine, le
peuple tibétain n'a pas vu concrètement de
progrès à leur situation. lls savent que le
dalaï-lama exerce des démarches diplomatiques, ils ont
confiance en lui, mais ne voient toujours pas d'issue. On peut
comprendre que ce peuple, censé être &laqno; dans la
compassion » bouddhiste (même envers la Chine), a aussi
des sentiments qu'il ne peut contrôler. Ainsi, lié
à cette explication, Phurbu Dorjee ajoute :
"cette grève de la faim (jusqu'à la mort) est la
dernière solution, pas la première, mais la
dernière. Ils ne peuvent rien faire d'autre."
Par leur volonté de non-violence, ils ne peuvent porter
atteinte à la vie d'autrui. Ces actes de morts
s'avèrent être un don de leur propre vie,
dernière solution, seule arme qui leur reste. S'offrir en
sacrifice pour sauver leur peuple...
3) Accompagnement pendant le Bardo
Selon une traduction de Evans-Wentz ,"le bardo serait l'état
entre la mort et la renaissance, et ainsi état
intermédiaire ou transitoire".
Littéralement, bar signifiant entre, et do, deux,
soit entre deux états. ".
Le souffle vital quitte alors le corps pour errer de sept
à quarante-neuf jours dans cet état
intermédiaire, avant de se matérialiser dans un autre
corps, au sein d'un nouveau cycle d'existence. Durant le bardo, le
mort doit se détacher des mauvaises déités, ou
émanations de l'esprit, qui lui apparaissent. Cette
capacité de détachement dépend du poids karmique
du mort : son bilan des bonnes et mauvaises pensées et actions
de sa vie passée.
Afin d'aider Thupten Ngodup dans sa lutte, les tibétains
prient pour lui durant quarante-neuf jours. Des "lampes de beurre"
(butter lamp), sont allumées à l'emplacement où
il est tombé à Jantar Mantar. Là-bas, quelqu'un
veille à ce que ces dizaines de lampes soient allumées
en permanence. En outre, une fois par semaine, et ce, durant les sept
semaines du bardo, une cérémonie, appelée
"lumière de bougie" (candle light), est
célébrée. Tibétains, mais aussi quelques
indiens et occidentaux, se rassemblent en fin d'après-midi, au
&laqno; bus stand » à McLeod Ganj (appelé
incorrectement Dharamsala, qui est le village indien dans la
vallée). Là, des bougies, soutenues par des bouts de
carton, sont distribuées à chacun. La procession
commence. Se dirigeant vers le temple, plusieurs centaines de mains
tiennent une bougie, en "chantant" des prières.
Tenzin Tselha m'explique que les bougies permettent d'éclairer
le chemin de Thupten Ngodup, afin qu'il choisisse la bonne place,
pour sa future vie.
Pour se rendre au temple, le cortège ne suit pas le chemin
direct mais, marche tout autour du temple, à travers la
forêt, passant près d'inscription de mantras sur pierre,
de moulins à prière. Lorsque la procession arrive au
temple, il fait nuit. Seules les bougies, celles qui ont
survécu, éclairent les visages en prière.
Cette aide n'est pas négligeable, puisque le bouddhisme
condamne le suicide. Le suicidé serait ainsi condamné
à "commettre son acte cinq cents fois dans ses vies futures.
Mais ce n'est pas systématique. De nombreux
éléments entrent en jeu, qui font varier les
conséquences du karma : la motivation de l'acte (par exemple)"
.
Thupten Ngodup pourrait faire partie de cette exception, puisque, le
précise Lobsang Jimpa, moine à Dharamsala, sa
motivation était pure : alors qu'il n'était plus qu'une
torche vivante, il n'a pas manifesté de douleur, il parvenait
même à exprimer de vive voix ses volontés
d'un "Tibet libr", d'une "Longue vie au Dalaï-Lama ! ". Sa
sincère motivation pourrait ainsi lui épargner une trop
mauvaise réincarnation, d'autant plus qu'il a reçu la
bénédiction de "Sa Sainteté" le Dalaï-Lama,
émanation de "Bouddha vivant ", manifestation
terrestre de Chenrézi, Bodhisattva de la
compassion, quelques heures avant sa mort...
© tous droits réservés Mélanie Portet-Le Doze-Maitrise d'Ethnologie98 Université Paris-8 Saint-Denis (FR)