Des tibetains en greve de la faim
III -...JUSQU'À LA MORT
A - UNE MORT BRUTALE : L'IMMOLATION
1) quarante-septième et quarante-huitième
jours :
la police intervient
Le lendemain matin, le 26 avril, quarante-huitième jour, le
campement est anormalement agité. Les visages sont tendus
et graves. Très vite, j'apprends que la police est
intervenue hier soir, peu après notre départ, à
minuit dix. Ils ont emmené trois d'entre eux : Dawa Gyalpo,
Dawa Tsering et Karma Sichoe. Je demande ce qu'il s'est passé.
Tentzing me dit juste : "No comment !" Karma résistait. Il a
alors été traîné de son lit, sur une
centaine de mètres, pour être brutalement jeté
dans le camion. Il est en soin intensif.
Yungdrung commente :
"Je suis très triste. Je suis triste parce que la police
indienne l'a traîné comme ça, comme un
animal."
Il a été épargné. Il explique :
"Beaucoup de nonnes sont venues ici et une de nos femmes est venue
ici et pleurait. Si elle n'était pas venue ici peut-être
que j'aurai été pris, parce qu'un des policiers est
resté et a essayé de m'emmener à l'hôpital
et je lui ai dit que j'avais déjà été
examiné.(...) Il m'a dit que je devrais aller à
l'hôpital, et que je pourrais être examiné
à l'hôpital. Je lui ai dit que s'il voulait m'examiner,
il devrait le faire ici. J'ai dit qu'à cette heure je voulais
me reposer, et que s'ils voulaient m'examiner, ils devraient venir le
matin, je lui ai dit ça. "
Il ajoute :
"S'ils voulaient nous prendre, ils devaient venir le matin, pourquoi
nous ont-ils pris dans la nuit. S'ils étaient venus le matin,
alors tout le monde aurait vu."
Durant la journée, tout le monde est tendu. Nous savons que la
police va revenir. Ils sont choqués de l'intervention,
d'autant plus par la violence, de la police indienne.
À l'hôpital, Karma Sichoe est resté en soin
intensif. Les trois grévistes sont démoralisés.
Même si Dawa Tsering espère pouvoir reprendre la
grève de la faim, pour eux, c'est la fin du mouvement, c'est
l'échec.
Écoutons leurs témoignages :
À la question "Quel message voulez-vous donner à
l'O.N.U.? ", Dawa Tsering répond :
&laqno; Maintenant tout est fini depuis qu'ils nous ont
emmenés de force ici, qu'ils nous ont nourris de force. Bien
que nous avons décidé de ne pas prendre de nourriture,
ils nous ont déjà donné du glucose. Donc
maintenant il n'y a plus rien d'autre à dire au monde.
»
Il ajoute, commentant la nuit dernière :
"Quand ils m'ont traîné (hors de la tente), j'ai
essayé de crier, mais je ne pouvais pas, car trop faible. Ils
avaient tout planifié de venir au milieu de la nuit quand le
monde dort. Vous savez que nous avons été
enlevés de force de la grève de la faim alors que nous
avions atteint le sommet (du jeûne, répercussions
physiques), donc, si l'O.N.U. ne répond pas positivement
à nos demandes, nous devons continuer de l'avant. Trois de nos
compatriotes qui sont toujours sous la tente continueront cette
mission. Dès que nous serons libérés de
l'hôpital, nous les rejoindrons à la grève de la
faim, si l'O.N.U. ne répond pas positivement à nos
demandes ",
répète t-il.
Quant à Dawa Gyalpo, d'une voix difficilement audible par sa
faiblesse, il explique :
"La police indienne a été illégale. Je suis
déçu. c'est notre droit de grève de la faim.
Depuis quarante sept jours ils s'en fichent. Ma vie pour nos six
millions de personnes... lls s'en fichent... Maintenant ils nous
forceront à prendre des médicaments. C'est très
triste pour ma vie et celle de mon peuple tibétain. J'ai
même fait promettre à "Sa Sainteté" le
dalaï-lama de ne pas nous demander d'arrêter, parce que
c'est notre droit. Je suis à l'hôpital, je souffre, mais
qui est touché par les vies des six millions de personnes
(tibétaines) qui disparaîtront ? Je pense que tout a
échoué, ça a totalement échoué.
Mon droit de lutter avec mon esprit, à l'O.N.U., a totalement
échoué. "
J'apprends que le suicide est illégal en Inde. Mais eux le
savent. Ils se doutaient donc que la police finirait par essayer de
les emmener de force à l'hôpital. Malgré cela,
ils sont prêts à tenter leur action, au point de braver
la loi indienne.
Le soir du quarante-huitième jour, les médias ne se
déplacent pas. Seul Eugene, le photographe américain,
et Olivier, un photographe belge de passage à Delhi restent.
Il fait nuit. Une cinquantaine de tibétains, se rassemblent
à l'entrée de la tente formant une barrière, ils
s'installent pour la nuit. Je m'allonge sur un lit tressé
disponible, abritée par un auvent laissé par un
précédent groupe, non loin de la tente des indiens
bouddhistes. Sans qu'ils se soient concertés, Olivier et
Eugene sont placés à des endroits stratégiques
du camp, aux deux entrées, surveillant la venue des policiers.
Olivier est en face de l'entrée de la tente, assis à
quelques mètres, surveillant l'entrée sud du camp.
Quant à Eugene, il est du côté nord du camp. Tout
est calme, après la tension de la journée. Ils
attendent, on attend. Personne ne vient. Je m'endors, mais me
réveille souvent, croyant entendre un bruit. Rien. C'est
calme. Tout le monde dort.
Le lendemain matin, 27 avril, quarante-neuvième jour, je me
réveille vers cinq heures trente. Eugene a laissé un
mot disant qu'il "vient de partir, il faut le contacter s'il se passe
quelque chose". Olivier n'est plus là non plus. Les
tibétains devant la tente se réveillent peu à
peu. Tout d'un coup, quelqu'un crie :
"La police arrive, la police arrive !"
Il est six heures. Là, tout va très vite. Les
tibétains se précipitent debout devant l'entrée
de la tente, barrant le passage. Les femmes hurlent, des cris &laqno;
hystériques ». Les policiers arrivent. Ils entrent de
force dans la tente, arrachant les bâches et renversant les
tables. C'est la panique : tout le monde crie, court dans tous les
sens. Je suis abritée près de l'auvent où j'ai
dormi. Derrière moi, plusieurs dizaines de policiers, se
tiennent droit, vraisemblablement prêts à intervenir. Je
reste là, en sûreté, et prend discrètement
des photos. Plus tard, cette pellicule est arrachée par la
police.
Dans cette cohue, à quelques mètres, je vois des
flammes, ne réalisant pas vraiment ce que cela signifie. Ce
n'est que plus tard, après le départ de la
police, emmenant les trois autres grévistes, que j'apprends
que ce feu, c'était un homme qui s'immolait. Un indien
était là avec une caméra, il a filmé
toute la scène :
un brasier humain se déplace sur une dizaine de mètres,
faisant plusieurs allées et venues, en hurlant :
"Free Tibet ! Long Live Dalaï-Lama. !.. ".
Les personnes autour essaient d'éteindre le feu avec des
couvertures.
Il est emmené à l'hôpital Ram Manghar Lohia avec
les grévistes. Brûlé à quatre vingt dix
pour cent, son état est plus que critique.
À Jantar Mantar, l'après-midi même,
l'équipe est renouvelée. Ils sont seulement cinq ;
l'homme qui s'est immolé, Thupten Ngodup, devait faire partie
de la deuxième équipe.
Le dalaï-lama, s'apprêtant à se rendre aux
Etats-Unis pour des enseignements bouddhistes, se trouve à
Delhi le lendemain, 28 avril. Dans l'après-midi, il rend donc
visite à Thupten Ngodup et aux grévistes. Étant
à ce moment-là à l'hôpital avec Hansa et
Gaynor, près des grévistes, j'assiste à sa
visite et prends des photos. Entouré de gardes du corps, le
dalaï-lama rencontre chaque gréviste, leur conseillant &laqno;
de manger maintenant, et de prendre soin d'eux, précisant
qu'ils avaient déjà fait beaucoup. ».
Saluant quelques malades de l'hôpital, il se rend ensuite
près de Thupten Ngodup. À la sortie, les médias
l'attendent. Le dalaï-lama déclare, comme depuis le
début, qu'il ne peut cautionner ces actes de &laqno; violence
», mais qu'il &laqno; admire la détermination » de
ces tibétains. Nous développerons sa position plus
loin.
Les rares journalistes admis à l'intérieur de
l'hôpital ont dû entrer sans leur appareil. Ma pellicule
les tente et je vends deux photos à l'Associated Press au
bénéfice de Free Tibet Campaign.
2) Mort de Thupten Ngodup
Dans la nuit du 28 au 29 avril à minuit et cinq minutes,
après avoir reçu la bénédiction de "Sa
Sainteté" le Dalaï-Lama, Thupten Ngodup meurt.
Le lendemain, le corps est emmené au camp de
réfugiés tibétain de Delhi, Majnu-Ka-Tilla,
où une cérémonie a lieu. Je n'y ai pas
assisté.
À Jantar Mantar, un autel est dressé à
l'emplacement où il est tombé. Les femmes allument des
bougies, près d'un portrait de lui souriant.
Thupten Ngodup était au camp depuis la fin mars.
Paradoxalement, sa tâche était d'asperger le sol
poussiéreux d'eau. Il portait toujours son seau d'eau. On peut
se demander comment Thupten en est arrivé à un tel
geste. Panique de l'instant ou acte prémédité
?
Tout d'abord présentons-le :
Né en 1938 au Tibet, Thupten Ngodup devient moine au
monastère Tashilhunpo. En 1959, il s'enfuit du Tibet, et
travaille en construction de routes pendant un an. Puis, il vit
à Bylakuppe, dans un camp tibétain, au sud de l'Inde.
En 1963, il rejoint l'armée indienne, jusqu'en 1986. Il vient
à Dharamsala vers 1988 et y travaille en tant que cuisinier au
monastère Dip Tsechokling. En avril 1996, il rejoint le
Département de la Sécurité du Gouvernement en
Exil, qu'il quitte en décembre pour participer à la
Marche de la Paix. Il est enfin admis en maison de retraite pour
anciens combattants de l'armée, à Herbertpur au nord de
l'Inde.
Finalement toute sa vie a été consacrée à
la défense. Défense d'un pays, l'Inde (l'armée),
le Tibet (les marches), d'un homme, le dalaï-lama
(sécurité du gouvernement en exil).
Par ailleurs, en tant que bouddhiste, il voit en le dalaï-lama
sa vraie famille. N'ayant pas de famille en Inde, quant on lui en
parlait, il répondait :
Nous avons "Sa Sainteté" le Dalaï-Lama. Qu'avons-nous
besoin de plus ? .
Avant de se rendre à Jantar Mantar, Thupten Ngodup assiste aux
enseignements bouddhistes du dalaï-lama en mars. Là, il
demande à un de ses meilleurs amis de Dharamsala, d'être
son témoin. Il lui donne la clef de sa maison, qui se trouve
près du monastère, et lui demande de donner tout ce qui
a de la valeur au T.Y.C.. En outre il fait donation de sa maison au
monastère. Avait-il prévu de ne pas revenir?
Peut-être se débarrassait-il simplement de tous ses
biens, puisque dorénavant il vivait en maison de retraite ?
Peut-être est-ce une simple coïncidence qu'il s'en
débarrasse à ce moment ? Peut-être simple
coïncidence également cette bouteille de
kérosène qui se trouvait au camp ?
Lors d'un entretien avec Thupten Ngodup, à Jantar Mantar ,
à la question,
"Avez-vous peur de mourir ? " (allusion à sa décision
de participer à la grève de la faim), il répond
:
"Pas du tout, je me sens plutôt heureux. C'est pour la cause
tibétaine. (...) Durant tout ce temps, "Sa Sainteté" le
Dalaï-Lama suivant sa voie du milieu non-violente a fait son
possible pour négocier avec les chinois, mais sans
résultat. Durant tout ce temps, nous, tibétains, avons
effectué diverses activités pour pousser la
communauté internationale à inciter la Chine de
négocier avec nous, mais sans résultat. Donc, il
devient urgent que nous manifestions nos frustrations par de
réelles actions".
Sur un éventuel message à transmettre au peuple
tibétain, il répond :
"() Dans le futur, j'espère que les tibétains
continueront à prendre part aux activités comme
celle-ci (grève de la faim). J'ai foi en la démarche de
la voie du milieu de "Sa Sainteté" le Dalaï-Lama, et
c'est très important pour tous les tibétains de penser
cette voie."
Préméditation ou coïncidence, il est impossible de
le déterminer. Ce que nous savons : c'est que cet homme est
mort pour la cause qu'il défendait, pour le peuple
tibétain, allant jusqu'à braver la loi bouddhiste qu'il
suivait jusqu'alors, loi qui condamne le suicide.
3) La crémation à Dharamsala
La crémation de Thupten Ngodup a lieu à Dharamsala le
30 avril. Je n'ai pu y assister, étant restée à
Delhi. Je ne transmets donc ici qu'une approche de ce qu'on m'en a
décrit et de ce que j'ai pu voir par les photos .
Ce matin du 30 avril, On parle de plus de cinq mille tibétains
venus attendre l'arrivée du corps de Thupten Ngodup, à
Dharamsala, sous un soleil écrasant. Au bout de plusieurs
heures d'attente, un cortège de jeunes à moto arrivent,
brandissant des drapeaux tibétains. Puis, plus tard la voiture
portant son corps arrive. Sur le toit est dressé son portrait
souriant. La foule pleure. La crémation a lieu, sans le
dalaï-lama, qui est aux Etats-Unis. L'émotion monte : les
hommes, femmes et enfants crient :
"O.N.U. we want justice ! Long Live Dalaï-Lama
!".
Là, un jeune s'est gravé au couteau sur le torse Free
Tibet. Plusieurs perdent connaissance. Une infirmière
française faisant un stage au Delek, l'hôpital de
Dharamsala, me raconte que ce jour-là, elle voit arriver une
trentaine de tibétains en&laqno; délire ». Des
calmants leur sont donné. Cela les apaise un instant. Mais
elle raconte :
"Dès que l'un d'eux se redresse en sursaut et crie "Free
Tibet", tous reprennent en choeur. Et cela durant plusieurs heures,
malgré les calmants. "
Cette crémation, événement important pour le
peuple tibétain, a lieu sans le dalaï-lama. Comme si le
dalaï-lama les laissait assumer seuls, jusqu'au bout, leur choix
d'action différente de sa propre démarche
non-violente.
Tseten Norbu se décharge de toute responsabilité sur
des mouvements d'action extérieurs aux décisions du
T.Y.C.. Il dirige cependant le déroulement de la
crémation.
Pendant ce temps, la deuxième équipe poursuit sa
grève de la faim. Après la venue du dalaï-lama, la
première équipe mange volontairement, commençant
doucement par du tchaï ,des bananes écrasées. Ils
se rétablissent vite. Au bout de dix jours, ils mangent des
repas complets. Le dalaï-lama les a fait transférer au
Holy Family Hospital, où ils se reposent au calme, loin des
médias et de toute agitation.
Quelle est l'opinion des tibétains sur la grève de la
faim et le suicide de Thupten Ngodup ? à Delhi, à
Dharamsala ?
© tous droits réservés Mélanie Portet-Le Doze-Maitrise d'Ethnologie98 Université Paris-8 Saint-Denis (FR) Contact Mˇlanie