revue Esprit (janvier 1971) Paris


JOURNAL A PLUSIEURS VOIX

POST-SCRIPTUM MALCOLM LOWRY

par Gaëlle le Doze

Le plateau de l'émission de Michel Polac




  J'avais dû tomber sur "Post-scriptum" vers la deuxième ou troisième émission, ça m'avait plu parce que ça parlait de livres, et les bouquins, j'y peux rien, j'aime ça, et puis il  y avait Michel Cournot, avec sa façon de rester dans son coin sans rien dire, en riant sans doute intérieurement, et brusquement d'éclater, en bafouillant tout ce qu'il sait  sans jamais réussir à sortir ce qu'il veut dire, il y avait aussi Michel Polac, et faut dire ce qui est  il a de la gueuIe, et pas une gueule de vieux con sorbonnard qui s'écouterait parler de littérature avec une majuscule.
  Quand j'ai su qu'il allait y avoir une émission sur Malcolm Lowry, j' ai voulu y aller, pas forcément pour parler mais pour voir, puisque Polac disait  toujours qu'on pouvait même venir de province, que l'émission payait le voyage. D'ailleurs pour Lowry je ferais n'importe quoi, parce que c'est le plus grand écrivain du siècle, parce qu'il n'est pas seulement un écrivain. Mais un buveur. Entre autres. Après bien des errances à travers  les dédales téléphoniques de l'O.RT.F., je suis arrivée à un monsieur intelligent qui m'a assurée qu'il ferait part à monsieur Polac de mon désir d'assister à l'émission. Monsieur Polac, qui prend son boulot très à coeur, m'a donc rappelée. Incidemment, j'ai dû lui dire que je voulais faire un papier pour Esprit, ou n'importe quoi, je ne sais plus très bien.
  Entre parenthèses, d'abord, il paraît que quand on voit ma gueule on s'en douterait pas que je puisse faire un papier pour Esprit, et même il paraît qu'on se demande ce qui leur arrive à Esprit. Mais je vois pas pourquoi il faudrait avoir une gueule d'institutrice sur le retour pour discourir sur la littérature, la littérature c'est pas seulement des idées, des théories, c'est la vie. A pleines tripes.

  donc j'y suis allée à post-scriptum
  essais micros caméras
  on commence à avoir chaud
  Bouteiller cherche sa voix
  Astruc s'éponge le front il a pas l'air dans son assiette
  Polac prend pleine possession de l'espace qui lui est imparti dans l'échevellement de son aura
  et enfin Christiane Rochefort débarque de Concarneau les valoches à la main et la gapette sur le tournant do la pomme
  ça commence à devenir sympa parce que moi je suis née  à Moëlan-sur-Mer et qu'il y a un autre mec barbu dans le fauteuil de cuir qui lui est de Pont-Aven.
  et Christiane Rochefort qui n'arrête pas de dire qu'est-ce qu'il fait beau chez nous.
  alors pensez donc trois fous do Bretagne trois fous de mer trois fous d'alcool trois fous de Lowry
  qu'est-ce qu'on a soif surtout le barbu et moi
  de whisky à défaut le téquila
  parce que parler de Lowry sans boire c'est impossible
mais c'est une bonne émission " Post-Scriptum "  on vous sert à boire ce que vous voulez et même si  certains ont l'air de boire de l'eau faut pas s'y fier c'est de la vodka

  La  musique de  l'indicatif nous met  dans un simulacre  d'ambiance mexicaine.  Polac  présente les gens, Rochefort, Astruc, etc, et s'excuse de ne pouvoir nommer tous les participants. Tous ceux qu'il ne connaît pas il les appelle des étudiants. La racaille quoi. Il a de la chance d'avoir ce regard qui sourit tout le temps dans la barbe sinon on lui serait tous tomber sur le poil.

  Et l'émission commence sur Lawrence Durrell à propos de Numquam. Ça fleure trop l'érudition, il n'a plus rien à dire, peut-être encore à raconter, mais plus rien à dire.
  Et enfin Malcolm Lowry. Polac raconte que vient de sortir Sombre comme la tombe où repose mon ami  (voir la critique de Camille Bourniquel dans le précédent numéro d'Esprit, ça c'est moi qui vous le dis c'est pas Polac bien sûr) mais qu'on est là surtout pour parler de l'ensemble de l'oeuvre de Lowry, parce qu'il est  mal connu, surtout en France, et que pour apprécier ce livre il faut avoir lu les précédents, surtout Au dessous du volcan, le plus célèbre.
  Et aussi Ultramarine, son premier roman, et Lunar Caustic, histoire d'une désintoxication  (ratée d'ailleurs, comme le fait remarquer le barbu de Pont Aven) ratée puisque en sortant de la clinique on lui rend toutes ses affaires dont la bouteille de whisky dans sa poche. C'est le cycle de la bouteille, qui englobe déjà tous les grands thèmes chers à Lowry avec la mer et l'amour.
  Il faut lire aussi les Lettres  et le recueil  de nouvelles Écoute notre voix, ô Seigneur, pour lesquelles Polac a beaucoup  de tendresse  (pas moi, je les trouve trop sobres, me méfie).   "Bref le but de cette émission, dit Polac c'est d'essayer que vous vous précipitiez demain chez votre libraire", moi j'ajoute  " et chez votre marchand de vin ", le barbu de Pont Aven dit " bravo bravo", Astruc précise  "chez votre marchand de téquila", mais je trouve que  " même le vin rouge fait très bien    l'affaire quand on lit Lowry."

  Alors un type, Jean Massin je crois, raconte une entrevue avec Lowry   chez  Clarisse Francillon, qui  a  traduit  toute    l'oeuvre de Lowry, qui est présente aussi ce soir mais qui malheureusement a trop peu parlé.
  -  Ce qui m'a frappé chez  Lowry, ce fut d'abord sa petite taille, des bras assez courts, des mains potelées, un visage cramoisi, un oeil vif, et en me parlant, sans cesse sa main descendait vers une table basse, vers une carafe dans laquelle il y avait du vin coupé d'eau (qu'est-ce que je disais, l'eau c'est une des ruses innombrables de Lowry pour réussir à boire sans culpabiliser. Bien sûr. ).

 - Je lui ai posé une question un peu bête :
  - Pourquoi écrivez-vous ?
   Alors il m'a répondu après réflexion avec un petit sourire :
  - J'écris par désespoir.
   Puis il a réfléchi assez longtemps et a dit:
   - J'écris pour les désespérés en général
 Alors il a ajouté :
   - Je suis toujours désespéré, alors j'essaie d'écrire toujours. J'écris toujours sauf quand je suis trop désespéré.
 Puis après, il a effacé tout ça avec un peu de silence, parce qu'il avait déjà pas mal bu, moi j'étais intimidé, alors je ne posais presque plus de questions. Mais j'ai quand même demandé :
  -    Est-ce  que l'acte d'écrire vous soulage ?
  Il a ri franchement :
  - Oh ! pas le moins du monde.
Il a ajouté après:
  - J'écris parce que je suis un humoriste.

  Voilà peut-être la clé de Lowry, et on n'y pense jamais, on ne veut voir en lui que le désespéré. Mais il a dit lui-même quelque part que "l'humour est une sorte de pont entre le naturel et le transcendant ".
  C'est sans doute Christiane Rochefort qui a le mieux parlé de Lowry, avec sa petite voix douce, presque candide, qui surprend tellement quand on se souvient des pages caustiques et cinglantes des Stances à Sophie ou autres. Elle a dit :
 - Lowry a comblé quelque chose en moi. A tel point qu'à peu près n'importe quelle phrase du livre, si je la revois,  elle me parle, comme un monde que j'aurais vécu moi-même. Il appartient au domaine de l'expérience, de la vie dans sa plus haute manifestation.
  Et alors Jean-Roger Carroy, un de traducteurs d'Ultramarine, a dit:
 - Il appartient au domaine de la vie, parce qu'il était tout entier enraciné dans le langage. 
 (Tu parles il était plutôt enraciné dans la bouteille jusqu'au cou.) Polac fait d'ailleurs remarquer que ça devient trop abstrait.
  Et Christiane Rochefort heureusement proteste :
 - Ce n'est pas le langage qui le constitue, c'est l'effort, c'est les énergies, ça s'exprime chez lui par les mots, c'est, je ne dirais pas un hasard, mais presque.
  C'est elle aussi qui a su rétablir l'équilibre sur le côté désespéré de Lowry :
  - Je ne pense pas qu'il était désespéré, il était sur le bord et dans le doute, et dans l'étude et la recherche, et toujours empêché d'arriver à la véritable solution mais sur le bord sans arrêt.

  On a peu parlé de l'aspect symbolique de Lowry, c'est, parait-il, Marie Laforêt qui devait en parler, mais elle était malade. J'ai seulement glissé sur le symbolisme des nombres, le nombre 7 surtout, qui  revient obsessionnellement  dans l'oeuvre et  la vie de Lowry, et sur la roue, la roue Ferris, la roue bouddhique, le cycle de son oeuvre inachevée et pourtant complète.

  On a parlé par contre de ses derniers moments idylliques, Polac allant jusqu'à parler de paradis rousseauiste dans la nouvelle, la dernière, Le sentier de la source, qui décrit le paradis partagé avec sa deuxième femme, Margerie, dans leur cabane au Canada, et dans la fin, très mauvaise je trouve, de Sombre comme la tombe. Moi j y crois pas. D'ailleurs c'est sa femme qui a rassemblé les morceaux. Et  comme l'a dit le barbu de Pont-Aven :  "Je ne crois pas qu'en puisse décrire son bonheur en étant heureux. " C'est trop beau pour être vrai. Je  préfère l'impossibilité  totale de communication et l'intensité hors de toutes normes humaines, de cet amour entre Yvonne et le Consul dans Au-dessous du volcan, cet amour trop grand pour vivre, et de ces trois regards qu'ils parviennent à échanger, sans aucune sensiblerie,  au-delà des espoirs ou des désespoirs, au-delà du temps, au-delà des réalités, au-delà de l'alcool, au-delà de tout.

  Peut-être les téléspectateurs n'ont-ils rien compris, à cette émission, peut-être que c'était un sacré bordel malgré la bonne volonté de Polac d'animer le débat sans avoir l'air d'un garde-chiourme, peut-être qu'il fallait effectivement avoir lu Lowry pour pouvoir suivre, pas comme un morceau de culture à ingurgiter mais comme un témoignage de vie à l'état pur et éternel, peut-être aussi le ton semblait-il trop intellectuel, ou même trop snob ou mondain.

  Tout le monde aurait dû terminer l'émission sous la table c'était le moindre des hommages à rendre à Lowry
  perfectamente borracho
  comme le consul
  comme Wilderness Lowry
  les deux doigts dans la bouche
  le vautour au-dessus du lavabo
  et l'impossibilité de rassembler les morceaux de soi-même éparpillés dans tous les coins.
                                                    G. le D.




© 1971 Esprit (Paris) - Gaëlle le Doze- mise en ligne le 7 février 2000 -2008

1 Post-scriptum Malcolm Lowry revue Esprit fac-simile
2 Post-scriptum Malcolm Lowry revue Esprit fac-simile

3 Post-scriptum Malcolm Lowry revue Esprit fac-simile

4 Post-scriptum Malcolm Lowry revue Esprit fac-simile

Le plateau de l'émission
La rencontre avec Polac

Au-dessous du Volcan vu par Yves Samson