Des tibetains en greve de la faim
V - L'ETHNOLOGIE ET L'ETHNOLOGUE FACE AUX SITUATIONS DE CRISE
A - L'ethnologie au service de l'expression des libertés
et droits humains
À l'instar de Malinowski, précurseur de cette approche,
je conçois que l'ethnologie passe avant tout par une phase
d'"observation participante": vivre avec les groupes humains. Selon
lui, le but final de l'ethnologie &laqno; est simplement de
saisir le point de vue de l'indigène, son rapport à la
vie, de comprendre sa propre vision du monde » .
Saisir la réalité de l'autre s'avère
indispensable dans la connaissance de l'être humain.
Réalité qui n'est donc perceptible que par
l'enquête de terrain. Attention, l'autre n'est pas perçu
en tant que sujet, mais en tant qu'être humain que l'on veut
connaître, avec qui l'on veut avoir un échange, dans le
respect de son accord.
Marshall Sahlins va jusqu'à démontrer que les
sociétés dites "primitives", n'ont rien à
apprendre des sociétés industrialisées au
pouvoir. Au contraire, comme dit Pierre Clastres en préface de
l'ouvrage de Sahlins : &laqno; la société
primitive est une société d'abondance, puisque tous les
besoins y sont satisfaits. » Cette thèse
renforce la dénonciation de toute domination d'un peuple sur
un autre, quels qu'en soient les motifs. Au nom de la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme dont on
fêtera le cinquantenaire le 10 décembre prochain
:
"Tous les êtres humains naissent libres et égaux en
dignité et en droit. Ils sont doués de raison et de
conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit
de fraternité. " (article 1).
Tout abus de pouvoir sur une personne ou sur un peuple est
illégal. Tout être humain, tout peuple doit avoir la
liberté de vivre comme il l'entend, dans l'harmonie et le
respect. Néanmoins ces abus sont courants ; notamment sur les
peuples au faible pouvoir économique, donc politique, par
rapport à l'hégémonie actuelle des
sociétés d'économie ultra-libérale.
Puisque tout dans les relations du monde ne serait qu'une question de
pouvoir, donnons au moins à ces sociétés le
pouvoir de s'exprimer.
Prolongeons ainsi la démarche de nos
prédécesseurs. Face à la réalité
du danger de disparition de ces sociétés, il est
aujourd'hui du devoir de l'ethnologie de défendre leurs
valeurs. L'ethnologie aurait l'objectif d'être la voix, le
porte-parole de ces sociétés. Elle donnerait un sens,
ou légitimerait leur combat de libération, aux yeux de
la communauté internationale, garante de l'équilibre
politique.
Il n'y aurait donc pas de limite à la démarche
anthropologique. Son objectif serait la libération
universelle.
L'anthropologue français Emmanuel Terray va jusqu'à
défendre les droits humains en mettant en péril sa
propre personne. En juin dernier, il entreprend une grève de
la faim auprès des "sans-papiers", boulevard des Batignolles
à Paris. Serait-ce déclarer l'échec de
l'anthropologie ? Ou plutôt un acte admirable de
solidarité humaine.
Gardons confiance dans les possibilités de l'anthropologie.
Une telle démarche est d'autant plus réalisable lorsque
l'ethnologue est directement confronté à des situations
extrêmes telles qu'une grève de la faim illimitée
pour leur libération.
Quelle est alors la position de l'ethnologue sur le terrain ?
B - L'ethnologue face aux situations de crise
Une crise, selon le dictionnaire encyclopédique Hachette est
définie en tant que:
"Moment difficile et généralement décisif dans
l'évolution d'une société, d'une
institution."
Cette grève de la faim correspond effectivement à un
tournant dans la question tibétaine, de par l'espoir d'un
peuple, se mobilisant autour des grévistes et retrouvant son
identité.
L'intensité des événements n'est pas
toujours évidente à vivre pour l'ethnologue.
Une des grandes difficultés d'enquêter dans ces
conditions est de se faire accepter tout de suite. En
arrivant, j'ai tout de suite expliqué ma démarche
humaine et universitaire, ma volonté de témoignage, aux
organisateurs de la grève, mais l'urgence ne permet pas de
respecter les temps d'approche des codes sociaux habituels.
Même après avoir eu leur accord de réaliser cette
enquête auprès d'eux, ils ne semblaient pas
particulièrement réjouis de ma présence à
leurs côtés.
Méfiants, suspectant un intérêt financier
de ma part, ils semblaient ne pas comprendre ce qu'une petite jeune
pouvait trouver comme intérêt excepté
monétaire à rester trois semaines près d'eux.
Habitués aux journalistes à l'affût du scoop, ils
avaient du mal à saisir la démarche de l'anthropologue,
qui a juste besoin d'être là pour témoigner.
D'autre part, en y repensant aujourd'hui, mon jeune âge ainsi
que ma petite taille m'ont peut-être fait manquer de
crédibilité. Les organisateurs de la grève ne
semblaient pas prendre au sérieux mes questions. Il
m'était en effet très difficile de m'entretenir avec
eux, cela se ressent dans le rapport d'enquête, puisque je ne
les fais parler qu'à travers leurs communiqués (du
T.Y.C.).
Leurs réactions naturelles révèlent
sûrement les faiblesses de ma première enquête. Il
m'appartient en effet de faire comprendre ma démarche, et de
me rendre crédible, même en peu de temps.
En ce qui concerne les émotions ressenties durant une telle
enquête, comme je l'ai abordé durant le rapport de
terrain, elles sont à accepter. Tout comme le pense
Malinowski, il est nécessaire de vivre ces émotions
pour percevoir ce qu'ils ressentent. Sans prétendre pouvoir
ressentir exactement les leurs, ces émotions de toute
façon naturelles, permettent peut-être de s'en
rapprocher.
L'inconvénient d'une telle situation de crise est de laisser
peu de temps ou de disponibilité pour prendre du recul et
faire le point. En effet, à chaque instant il peut se passer
quelque chose, d'où la nécessité d'être
présent tout le temps.
Cependant, face à la situation extrême d'une telle
enquête des êtres humains se laissant mourir , j'ai
ressenti le besoin de ne pas rester avec eux 24h/24. Ma
présence n'aurait d'ailleurs peut-être pas
été comprise, ni tolérée. Ainsi, je
quittais Jantar Mantar le soir. Là, après avoir
avalé un thali et lavé mon linge, j'aurais
aimé avoir le temps de reprendre mes notes et de transcrire
mes entretiens, mais il ne me restait des forces que pour essayer de
dormir. Ces moments de solitude, même brefs, ont toute leur
importance. Me retirer chaque soir dans ma modeste chambre
d'hôtel m'était indispensable. Ce précieux unique
espace pour me retrouver avec moi-même. Je n'étais pas
dans un de ces hôtels "tout confort" avec air climatisé,
salle de bain et télévision, n'en ayant d'ailleurs ni
moyens financiers ni le désir. Ce petit hôtel de
Paharganj me convenait très bien : une petite chambre simple,
son ventilateur bruyant, et ses toilettes-douche au bout du couloir.
Bien sûr, ceci au prix de dormir tant bien que mal, sous ma
serviette de toilette trempée unique moyen que j'aie
trouvé pour parvenir à fermer l'oeil et de me
réveiller dès qu'elle est sèche. Le
thermomètre montait à 40° à Delhi. Cet
hôtel me permettait de me retrouver seule, et dans ces
conditions, de rester en Inde.
Ce n'est qu'au bout de deux semaines, quand la tension de l'attente
est retombée, après l'immolation, que j'ai
réalisé que cet "espace de liberté", ce "sas de
décompression", était en fait un vrai four,
insupportable, supporté parce que toute mon attention se
tournait vers les grévistes et leur risque de mort.
Une autre difficulté de terrain imprévu est de ne pas
avoir eu le temps de maîtriser la langue. Dialoguer dans leur
langue maternelle est préférable afin de saisir toute
la subtilité de leur message. Je m'étais
préparée à apprendre le tamoul pour
l'enquête que je partais mener au sud de l'Inde, et je me
retrouvais avec des cassettes et manuels bien inutiles. Par chance,
de nombreux tibétains exilés parlent anglais, car
en Inde, ils apprennent le tibétain, l'hindi, ainsi que
l'anglais.
N'oublions pas le passage obligé par les problèmes de
santé, qui doivent être surmontés lors de telles
enquêtes. Je n'ai cependant pas toujours réussi à
les éviter, rien de grave, problèmes intestinaux
classiques, parfois aigus, qui m'ont valu de manquer la
cérémonie pour Thupten Ngodup au camp tibétain
de Majnu-Ka-Tilla, ainsi que plusieurs manifestations devant le
siège des Nations-Unies de Delhi.
En de tels moments, tout se passe précipitamment et il faut
parfois rapidement choisir son camp. L'engagement personnel m'est
apparu inévitable. En décidant de faire cette
enquête, je souhaitais défendre le respect des droits
humains d'une communauté bafouée dans ses
libertés essentielles. Cependant ce "parti-pris" n'exclut pas
une volonté scientifique d'objectivité, tant que le
groupe soutenu respecte l'éthique que je défends,
à savoir la non-domination d'un groupe sur une autre, en
respect mutuel. Si les principes de non-agression n'étaient
plus respectés, je ne pourrais plus continuer à
témoigner car je risquerais de cautionner malgré moi
des actes que je réprouve.
Pendant les heures qui ont suivi l'immolation, j'ai craint
d'être confrontée à un fanatisme qui pouvait
faire déraper tous les objectifs recherchés et
créer une situation incontrôlable. Je me suis
posé la question de savoir si je devais continuer... pour
rester en accord avec moi-même. Ce moment de doute est
exprimé dans les messages que j'écrivais pour
internet et j'ai eu besoin, nerveusement,
psychologiquement et physiquement de prendre du recul. C'est alors
que j'ai décidé de partir à Dharamsala où
j'ai pu continuer l'enquête auprès de la
communauté tibétaine. Cette distance m'a permis de
relativiser cette peur d'une perversion des objectifs premiers de la
grève.
Un autre problème que je n'ai pas encore résolu est
celui de l'entretien. Il m'apparaît indispensable
d'enregistrer. Un "baladeur-enregistreur" est suffisant. Cependant,
l'entretien enregistré peut manquer de
spontanéité, voire effrayer. En effet, un jour en
discutant simplement avec un tibétain à Dharamsala, il
en vient à exprimer sa position sur la lutte de
libération du Tibet. Sortant mon appareil, je lui demande si
je peux enregistrer ses propos. Il me répond : &laqno;
Non ! ». Je ne comprends pas, il connait ma démarche, on
en a déjà discuté, il semble d'ailleurs
approuver son utilité. Je lui demande pourquoi un tel refus.
Il me répond qu'il ne sait pas si ce qu'il dit est bien. Je ne
m'attendais pas à une telle réponse. Je lui explique
que pour moi il n'existe pas une position unique correcte, mais que
l'opinion de chaque être humain est correcte, par le simple
fait que c'est la sienne. Il acquiesce, et m'autorise finalement
à enregistrer. Cette anecdote pour montrer l'affront que peut
représenter cette petite machine. Je ne me résigne pas
à enregistrer en cachette, l'idée de le réaliser
sans son accord me semble inconcevable. Il m'appartient donc à
nouveau d'expliquer ma démarche.
Pendant la grève, j'avais été
impressionnée par la tension qui émanait de Yungdrung,
visage fermé. En arrivant à l'hôpital, son corps
était raide, puis il a éclaté en sanglots dans
les bras de Gaynor, disant "c'est un échec, tout est perdu..!
" C'était la première fois que je l'entendais
s'exprimer... À son retour à Dharamsala, il
était totalement métamorphosé et souriait
toujours...
J'ai essayé de savoir si cette expérience de
jeûne extrême les avait transformé
intérieurement, mais je n'ai pas pu avoir de réponse.
Ils semblaient trouver cette action "normale". Discrets sur leur
sentiments. "It's happening !", disait seulement Karma, ce qui
pourrait se traduire par "Ça se passe, c'est comme
ça ! ". Ils me faisaient pourtant comprendre que &laqno;
quelque chose avait changé » mais n'y mettaient pas de
mots
Voilà, j'ai l'impression d'avoir fait les pires erreurs. Jour
après jour me découvrant ce qu'il ne faut pas faire.
J'ai finalement beaucoup appris, et je mesure tout ce qu'il me reste
encore à apprendre... Ce premier terrain, en situation de
crise, de surcroît par l'épreuve du feu,
était-il le "rite de passage", comme on le baptise
communément aux dires de Robert Deliège ?
Je ne sais si, aux yeux des initiés, il est concluant ; mais
à mes yeux de novice, j'en redemande. Une part de ce que je
ressens peut s'illustrer par le passage de conclusion de l'ouvrage de
Nigel Barley . En rentrant de sa première enquête,
il rencontre un collègue.
" - Ah, tu es de retour?
- Oui.
- C'était assommant?
- Oui.
- Tu as été très malade?
- Oui.
- Tu as rapporté des notes sans queue ni tête et tu as
oublié de poser les questions essentielles?
- Oui.
- Et tu repars quand?
Je ris faiblement. Pourtant, six mois plus tard, je repartais pour le
pays des Dowayo. "
Cette enquête s'est passée dans des conditions
particulièrement difficiles, de par ce contact avec la mort.
Ces conditions extrêmes ont néanmoins permis
d'établir des relations très fortes entre tous :
à Jantar Mantar cela passait par de simples sourires avec les
grévistes et les femmes tibétaines, à des
échanges mutuels de nos émotions et de nos
réflexions entre "westerns" (comme ils nous appelaient), avec
Hansa, Gaynor et Eugene. De toute évidence, ces
échanges nous ont permis de surmonter les moments difficiles.
Aujourd'hui nous restons en contact par courrier électronique
sur internet.
Je me suis également liée d'amitié avec Karma.
Nos âges similaires aidant, lui, le plus jeune des
grévistes, et moi, la plus jeune des témoins. Il a
très bien compris ma démarche, appréciant le
respect que j'accordais à leur repos au camp. De retour
à Dharamsala, nous passons des heures à discuter. Je
n'ai pas voulu enregistrer ces discussions désirant respecter
cet échange amical. Peut-être est-ce un tort pour
l'objectivité d'une enquête d'être ami avec un des
acteurs ? Finalement, je ne crois pas, à condition de pouvoir
différencier les deux représentations de la personne :
en tant qu'ami et en tant qu'acteur de l'enquête. Cette
distinction étant humainement irréalisable, une
amitié serait préférable une fois
l'enquête terminée. L'ethnologue reste un être
humain, avec ses faiblesses et ses limites.
Rappelons-le, une enquête d'ethnologie, malgré sa
volonté d'objectivité scientifique, sera finalement
toujours subjective. Elle restera la vision même
argumentée de l'ethnologue. La scientificité de
l'enquête réside dans l'intégrité de
l'ethnologue à rester en accord avec ces objectifs de
départ.
© tous droits réservés Mélanie Portet-Le Doze-Maitrise d'Ethnologie98 Université Paris-8 Saint-Denis (FR) Contact Mˇlanie