VAGABONDAGES DE MAI
ou
Comment je nai pas fait " Mai 68
Par Ann'Yvonne Le Doze,
écrit en mai-juin 2008
Depuis le mois de mars 2008, la presse, les télévisions et radios nous ont raconté " Mai 68 " en long et en large. On y revoit ceux qui " y étaient " avec évidemment 40 ans de plus, ceux qui étaient contre, ceux qui étaient pour. Enfin ça fait causer Jai eu envie dy rajouter mon grain de sel, pour moi, pour fixer un peu quelques flashes, quelques souvenirs, quelques images de cette période que je peux replacer exactement dans le temps grâce à cette actualité qui ressurgit.
Je ne peux pas dire que " jai fait Mai 68 " mais je peux dire que " jy étais ". Jy étais géographiquement de toute façon puisque jhabitais tout près du quartier latin, à Mouffetard dans le 5° arrondissement (depuis 3 ans, javais la chance de loger rue du Pot de Fer, dans la maison de dArtagnan, le dArtagnan historique bien sûr) et jétais obligatoirement mêlée aux évènements. Je nétais plus étudiante depuis plusieurs années mais jétais totalement disponible : javais arrêté de travailler en mars, histoire de faire le point, de ne pas perdre totalement ma vie à la gagner. A lépoque, retrouver un travail nétait pas un problème, il fallait juste un peu dexpérience et de faculté dadaptation. Jétais donc libre de mon temps, javais 28 ans depuis 3 jours et une " révolution " allait se faire à côté de moi.
Je nai jamais pu me laisser entraîner dans les grands mouvements de foule ni les grands enthousiasmes, une partie de moi est toujours sceptique et à vrai dire je ne faisais pas trop la différence entre les maos, les prochinois, les trotskistes, les situationnistes révolutionnaires et autres anarchistes ou libertaires. Je navais pas une grande conscience politique, mais jétais au spectacle : je regardais, jécoutais, et cest ainsi que jai vagabondé tout au long de ce joli mois de mai.
Le vendredi 3 mai, point de départ des premiers tumultes, est encore présent dans ma mémoire et pourtant je nai pas quitté le Pot de Fer : jattendais un ami très cher que je devais emmener à linauguration dune boutique de modes, rue Bonaparte (on est encore très loin de la révolution). Il nest jamais arrivé et jai attendu toute la nuit sans sortir évidemment. Le téléphone ne faisait pas encore vraiment partie de notre vie et je me demandais bien pourquoi il narrivait pas. Pour passer le temps, jai allumé mon petit poste à transistors (le lien avec lextérieur) et toute la nuit jai suivi avec effarement les commentaires enfiévrés des reporters dEurope I qui avaient lair de se trouver sur place et racontaient en direct. Ce qui dramatisait encore les évènements. Je nai pas pensé une seconde que mon copain sétait trouvé coincé là-dedans car je ne me rendais pas encore compte de la situation.
Pourquoi le lundi 6 mai, me suis-je retrouvée en fin de journée vers Mabillon ou le carrefour de lOdéon, là où la bagarre entre étudiants et forces de lordre commençait vraiment à devenir sérieuse ? Jai réussi à échapper à une lance à incendie et je dois dire que cest impressionnant dêtre pratiquement dessous ce jet si violent.
Je ne me souviens pas des jours suivants sauf que la Sorbonne était occupée par la police.
Et je ratai la " Nuit des barricades " du vendredi 10 mai : jétais partie en mission à Lyon pour mon ancienne agence de voyages et je passais tranquillement le week-end chez des parents dans la région. Je rentrai le dimanche soir pour retrouver un quartier à feu et à sang, voitures brûlées, vitrines cassées, restes de barricades faites avec nimporte quoi. Jappris quil y avait eu de grosses bagarres entre étudiants et CRS tard dans la nuit et que cela avait été sanglant. Je vois maintenant le plan des barricades, il y en avait effectivement tout près : en haut de la rue Mouffetard près de la place de la Contrescarpe, au bout de ma rue au coin de la rue Tournefort. Beaucoup de jeunes poursuivis avaient cherché à se réfugier dans les immeubles, le mien aussi parait-il.
Et cest à partir de là que tout sest accéléré : la Sorbonne est devenue " libre " et accessible à tous et les grèves ont commencé. Ainsi quune période qui, dans mon souvenir, est synonyme de gaieté générale, de convivialité joyeuse, de liberté de paroles. Tout le monde se parlait et se tutoyait partout même dans les magasins et les restaurants. Il faisait beau et tout était possible et cétait dans la joie.
À chaque décennie commémorant " Mai 68 ", je suis gênée par les images darchives, elles sont en noir et blanc et pour moi qui suis née en 40, elles me semblent être de vieilles images de guerre. Cétait effectivement une sorte de guerre mais cétait tellement joyeux et rigolard. Ce nest que cette année quon a pu voir les films en couleurs tournés par les télévisions américaines (à Paris pour des négociations sur la guerre du Vietnam) et latmosphère y est totalement différente, même si les voitures y sont toujours brûlées, les pavés toujours balancés et les barricades érigées.
La cour de la Sorbonne était devenue le centre du monde, une sorte de place Djema el Fna : les conteurs et les charmeurs de serpents étaient remplacés par des stands de toutes obédiences. La foule sy pressait, il ny avait nul besoin dêtre étudiant et quiconque avait quelque chose à dire, une idée à défendre, le pouvait. Il y avait là tous les courants didées et de pensées (anars, maos, marxistes léninistes, trotskistes etc ). Même Mouna traînait par là. Quand jy allais, il fallait du temps pour lire toutes les inscriptions , messages et graffiti affichés sur les murs tout du long de ma route , la Contrescarpe, la rue Descartes . On pouvait lire tout et nimporte quoi et cétait très réjouissant. Les slogans sont connus : le superbe " sous les pavés, la plage ", " il est interdire dinterdire " Javais particulièrement repéré " Rêve + Evolution = Révolution " qui me laissait songeuse, je ne lai vu mentionné nulle part.
Pour arriver rue Soufflot, il fallait hélas passer place du Panthéon en longeant les cars stationnant en plein soleil toute la journée avec, à lintérieur, les CRS qui jouaient aux cartes en attendant les ordres pour la manif du soir. Et pour rentrer chez moi, je devais souvent faire de grands détours pour contourner les barrages de police.
Quallais-je faire à la Sorbonne ? Faire un tour comme tout le monde je suppose. Mais ma sur étant impliquée dans le mouvement (son compagnon était un des chefs du comité doccupation), je participais vaguement. Elle était trésorière et je la remplaçais quelquefois: qui le voulait bien venait chercher une sorte de sébile et allait quêter en ville pour alimenter la Sorbonne libre. Je suppose que les quêteurs se servaient au passage. Il fallait donc tenir les comptes et ma sur faisait cela très sérieusement. Je fis de même bien sûr. Cest ainsi que jeus en mains un chèque de 1.500 Francs de Marguerite Duras, à lordre de " Comité doccupation de la Sorbonne ". Je trouvais cela magnifique, et je minscris en faux contre laffirmation dOlivier Rolin dans " Tigre en papier " soulignant la radinerie de lécrivain : " on avait du mal à lui tirer même de quoi ronéoter un tract" . Mais je me demandais sil y avait bien un compte pour accueillir ce chèque et ce que devenait tout cet argent. Maintenant je me demande ce quil est devenu. Cette trésorerie était un excellent poste dobservation car cétait le lieu où passaient tous les fêlés et marginaux de tout genre.
Je me souviens que dans les sous-sols de la Sorbonne habitaient les " Katangais " : danciens mercenaires désoeuvrés qui avaient fait le coup de feu au Katanga et qui étaient venus proposer leurs compétences. Ils étaient très heureux, ravitaillés en filles et sandwiches mais ils étaient armés. Je crois que les étudiants navait pas vraiment envisagé une possible escalade de la violence quils nauraient pas pu contrôler. Ils commençaient à en avoir peur, mais il ne semble pas quil y eut dincidents sérieux.
Le soir, les bandes de jeunes descendaient de Montreuil ou Belleville, ravies de laubaine et prêtes à faire le coup de poing autour de la Sorbonne et à lancer du pavé.
Il mest arrivé également de passer la journée à lEcole des Beaux-Arts pour tirer les affiches de " lAtelier populaire des Beaux-Arts ". Je lis dans " Le Monde " du 8 mai 2008 quune profession de foi était placardée à lentrée : " Travailler dans lAtelier populaire, cest soutenir concrètement le grand mouvement des travailleurs en grève qui occupent leurs usines contre le gouvernement gaulliste antipopulaire ". Jignorais que javais fait tout cela !!! je nai dailleurs jamais fait attention à ce papier.
Je ne suis nullement artiste, mais le procédé du tirage en sérigraphie mintéressait depuis quelque temps. Et là cétait vraiment du travail à grande échelle : les cadres étaient posés par terre et on balançait des pots de peinture pour chaque couleur. Le dessin était très stylisé ce qui en faisait la force avec seulement une ou deux couleurs. Il fallait faire vite et à peine sèches, les affiches étaient embarquées pour être mises en bonne place.
Je me souviens de laffiche : " La chienlit cest lui " représentant une grande caricature de De Gaulle les bras levés. Le slogan avait été vite adopté dès quon avait su la réaction du Président : " La réforme, oui : la chienlit, non ".
Javais récupéré quelques affiches, mais, dans un instant daberration sentimentale, je les offrais Les Affiches de Mai 68, qui ont survécu, sont maintenant vendues à Drouot !!
Jallais aussi souvent le soir à lInstitut dArt et dArchéologie : le groupe Action-Cinéma projetait des films plus ou moins censurés à lépoque. Je crois quil y avait entre autres des films de réalisateurs grecs interdits dans leur pays (beaucoup dintellectuels grecs avaient fui le régime de la dictature des Colonels). Curieusement, je ne me vois pas allant au Théâtre de lOdéon occupé lui aussi à faire la révolution. Jai bien dû y passer, mais mon amour du théâtre navait pas dû apprécier les envahisseurs de la " Permanence révolutionnaire créatrice " !
Pendant ce temps, la vie autour de nous continuait, mais tout le pays était arrêté depuis la Grève générale du 13 mai. Comme chacun sait, ce fût un raz-de-marée de grèves des services publics et doccupations dusines, dentreprises, de banques, etc
Nos parents habitaient à 18 kms de Paris au-delà dEnghien, St Leu la Forêt. Cétait notre refuge, notre port dattache. Je crois que jy étais souvent pour retrouver le calme et le jardin près de la Forêt de Montmorency. Plus dessence, plus de train, un système de camions militaires avait été mis en place pour pouvoir rejoindre Paris. Le terminus était place St Augustin et ensuite çétait marche à pied allègrement comme tout le monde. En banlieue, les camions poubelles étaient conduits par les militaires du contingent. Ils avaient lair de bien rigoler et de ne pas trop sen faire des chocs et des cabossages de leurs véhicules : on disait que certains navaient pas le permis de conduire
Jappris par des amis fleuristes que la Fête des Mères était reportée à des jours meilleurs. Je pris alors conscience du caractère purement commercial de cette fête. En accord avec Maman, nous décidâmes de ne plus la fêter (chacun fait la révolution comme il le sent). Je ne peux donc men prendre quà moi si mes enfants oublient de me la souhaiter, je ne le leur ai pas appris. En fait cest le coup du cadeau obligatoire et fastidieux qui mirrite, japprécie fort cependant le coup de téléphone. Et je réalise que Maman navait alors que 52 ans et encore entourée de sa tribu denfants, elle nétait pas dans lattente de leurs nouvelles.
Ma sur habitait avec Michel dans un atelier dartiste rue Visconti... Elle ne participait pas trop aux manifestations pour ne pas risquer de crises dasthme à cause des gaz lacrymogènes. Mais elle était souvent de garde la nuit à la Sorbonne. Michel était bien sûr de toutes les manifs et sans doute pour entraîner les foules, il revêtait une combinaison de plâtrier impeccablement lavée et repassée. Et cest avec stupéfaction que je découvris un jour ma soeur en train de repasser la dite combinaison de plâtrier : elle suivait avec application les ordres du Chef, pas un faux pli, blancheur immaculée, le Guerrier pouvait enfiler sa brillante armure pour partir au combat (je crois que cétait la manifestation du 24 mai). Je pense rétrospectivement quil fallait bien une révolution pour avoir raison du vieux schéma de lhomme à la guerre, la femme au foyer
Il mavait fait le coup de débarquer chez moi un soir avec un copain porteur dun gros paquet de journaux quils me demandèrent de conserver quelque temps et quils mirent tout en haut dun placard., " oh, rien dimportant, des vieux papiers ". Dès quils eurent filé, je montais sur un tabouret et je compris vite quà lintérieur des journaux il y avait un énorme poste émetteur. Il faut savoir quà cette époque barbare sans téléphone mobile et presque sans téléphone, la possession dun poste émetteur était sujette à autorisation préfectorale et en ces temps troublés, cétait un délit grave.
Plus tard, je demandais à Michel ce que jaurais risqué si cet appareil avait été découvert chez moi : pas grand- chose, juste 30 ans de taule. Il exagérait bien sûr mais cela ne minquiéta pas. Je ne crois pas avoir été gagnée par la parano ambiante de tous ceux qui,, pour moi jouaient à la petite guerre, guerre à laquelle jétais mêlée un peu par inadvertance.
Et quelques jours après, je me trouvais à St Leu et je reçus un coup de fil de Michel. Javais ordre de ne pas rentrer à Paris pendant quelques jours. Sans autre explication. Evidemment, je passais outre et sautais dans le premier camion militaire en me demandant si Cohn-Bendit, qui venait de rentrer incognito en France malgré son interdiction de séjour, navait pas été planqué chez moi En fait cétait Michel qui se planquait chez moi, il était parait-il recherché. Je laissais donc la place et jémigrais chez lui rue Visconti pendant quelques jours.
Et ce doit être ce même soir, le 29 mai, je pense, puisque tous savaient que Cohn-Bendit avait réapparu la veille à la Sorbonne, que jassistais à une scène mémorable quapparemment personne na jamais racontée.
Dany devait tenir une AG ou une conférence de presse dans le grand Amphi. Je me trouvais dans la salle du Comité dOccupation avec quelques membres du groupe, une fille Alexandra (cest le seul nom dont je me souvienne) et 3 ou 4 autres étudiants et apparemment nous montions la garde, assis sur les tables.
Que venais-je faire dans cette galère, je ne sais pas trop. Marie-Hélène mavait peut-être demandé de la remplacer tandis quelle assistait à lAG. Est arrivé un homme denviron 45 ans, assez agité et demandant à parler à Cohn-Bendit de toute urgence. Évidemment les étudiants ont tenté den savoir plus mais il ne voulait parler quà Dany et a fini par sortir un revolver. Nous avons commencé à être un peu inquiets mais patiemment les étudiants, Alexandra peut-être, ont réussi à le calmer et à le faire parler.
Cétait un ancien colonel OAS, la guerre dAlgérie était encore très proche, et il venait proposer une mission à Cohn-Bendit : il voulait tout simplement attaquer lElysée pour descendre De Gaulle et il espérait bien laide des étudiants Ce nétait plus du jeu et de la petite guerre, mais du délire sérieux. Je ne sais plus sil a réussi à passer, sans son arme, mais il me semble quil est reparti par la sortie avec son revolver et nous ne lavons plus revu.
Et, pendant quelques instants, tout le monde sest mis à jouer à si cétait vrai, si nous étions au gouvernement et à se distribuer des postes de ministres. Personne navait envie de celui de ministre de lEducation trop risqué. Ironie du sort : le poste était vacant car le titulaire, Alain Peyrefitte venait de démissionner la veille.
Au fait, je nai jamais rencontré Cohn-Bendit. Mais jaimais beaucoup le slogan qui fusa lors de la manifestation du 22 mai protestant contre son expulsion " Nous sommes tous des juifs allemands ". Jai pensé tout de suite quil avait été inspiré par le " Ich bin ein Berliner " (je suis un Berlinois) de J.F. Kennedy lors de sa visite à Berlin-Ouest en juin 63, mais je nen sais rien. Et je découvre maintenant cette belle photo prise par Gilles Caron où lon voit le fameux sourire narquois de Dany. Et 40 ans après, il a toujours la même belle voix de tribun chaude et sonore.
Cest pendant ces quelques jours où ma sur et Michel ont habité chez moi quun dessin de Matta posé sur la cheminée disparût. Marie-Hélène avait rencontré le peintre surréaliste chilien Roberto Matta (décédé en 2002) et il lui avait remis un de ses dessins " pour la Cause des Etudiants " (il est écrit dans Wikipedia : " en France, il prend une part active aux événements de mai 1968 "). Ce dessin était donc sur ma cheminée dans lattente dune décision collégiale. Elle fût prise sous les yeux ébahis de ma sur par une " camarade " qui mit la main dessus illico presto, pour la bonne cause bien sûr. On nen a plus entendu parler.
Et puis tout à coup le 1er juin, lessence revint dans les stations services. Comme par hasard, cétait le week-end de Pentecôte. Tout le monde quitta Paris, nous aussi. Marie-Hélène et moi nous partîmes à Etretat. Dans quelle voiture ? chez qui ? Je me souviens juste dun grand appartement, des falaises et des bulots que nous mangions pour la première fois. Dans la voiture, en rentrant, nous avons entendu à la radio que la Sorbonne nétait plus libre. Marie-Hélène a reconnu la voix de Michel criant que la lutte continuait quand même.
Les festivités ont effectivement continué un peu au mois de juin. Et tout le monde est plus ou moins parti en vacances. Je recommençais à travailler le 9 août. Le vagabondage était terminé.
Voilà, le mois de mai 2008 est passé. Il ma permis de rafraîchir mes souvenirs par la lecture de différentes publications (*) sur le sujet et détablir la chronologie de mes petites aventures, en les insérant dans les grands événements. Je nai pas cherché à commenter ni à expliquer, je ne fais que raconter ce qui a émergé en déroulant le fil de ma mémoire.
Jaurais voulu ressentir à nouveau lambiance, lexcitation, les mouvements de foules et réentendre les cris, les rires, les discussions sans fin Mais rien nest remonté, le filtre de ma vie ne ma laissé que quelques images et quelques scènes figées dans le temps, mais que je vois toujours dans la joie et dans le soleil.
" Cours, Camarade, le Vieux Monde est derrière toi ". Nous avons couru pendant 40 années, le Vieux Monde est resté derrière nous. Il a gardé notre jeunesse.
AnnYvonne Le Doze
Lann Kerantorec, 1er juin 2008